Crossings/Chassé-Croisé, 2003 (FR)

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Dix poèmes écrits en anglais par Mary Julia Klimenko; treize épreuves à la gélatine argentique imprimées en 2003 par Iris Davis à partir de photographies de Mary Julia Klimenko prises par M. Lee Fatherree au cours de l’été 1980, onze peintures à la main de pigments à base d’huile de Manuel Neri; et une impression originale sur papier imprimé de Manuel Neri. Introduction en français par Paul van Melle; Introduction interprétative en anglais par Armelle Vanazzi Futterman. Poèmes et textes ont été traduits en français par Armelle Vanazzi Futterman. Le livre a été conçu par Peter Rutledge Koch; la structure de reliure a été conçue et exécutée par Daniel E Kelm. Publié par Editions Koch, Berkeley, Californie en 2002-03. Édition de 45 avec 10 exemplaires de luxe.

Introduction aux croisements / Chasse-Croise
Introduction écrite en français par Paul Van Melle, 2002 traduite par Armelle Futterman

Comment écrire une œuvre double?

Si l’on aborde un recueil de poèmes illustrés, une question doit se poser:  s’agit-il d’images en rapport direct avec les textes ou d’images simplement choisies pour leur beauté et parce que les thèmes sont semblables?  Dans le deuxième cas, il va de soi que les poèmes sont la part importante du livre.  Plus complets, correspondant exactement aux intentions et à la personnalité de l’auteur.  Et les images ne sont qu’une addition esthétique.  Dans le meilleur des cas!

Lorsque l’illustrateur est de plus un proche du, ou de la poète dans ce cas-ci, les conditions sont réunies pour qu’il s’agisse d’une œuvre cohérente, harmonieuse, comme si les deux artistes n’étaient qu’un.  Et si la proximité des artistes va jusqu’à l’amour, non seulement des mêmes choses et des mêmes sujets, mais également de l’un pour l’autre, une manière de perfection est à portée.

C’est manifestement le cas de Chassé-croisé, dix textes de bonheur et de souffrance où s’exprime pleinement Mary Julia Klimenko, tandis que le peintre et sculpteur Manuel Neri, fort d’une collaboration artistique de plus de trente ans, peut se prévaloir d’une connaissance de la poète que personne d’autre ne peut avoir. 

Elle est son modèle et sa compagne dans une passion commune pour l’art.  Cela transparaît pleinement dans les textes et dans les photos d’art qui les illustrent.  Des photos de nus de la poète, traitées par le peintre pour correspondre parfaitement à la manière dont il ressent la personne et dont il comprend son écriture.  

De son côté, la poète accompagne le peintre dans une relation à l’œuvre qu’il est difficile et rare de rencontrer.  Elle le connaît parfaitement, ayant assisté, sinon participé à ses difficultés à vivre, à ses rapports parfois conflictuels mais toujours passionnés avec la création.

Ainsi est né ce livre où les poèmes et les œuvres graphiques expriment les mêmes sentiments, les mêmes révoltes, présents chez l’un comme chez l’autre des auteurs.  Le traitement des photos du photographe d’art M. Lee Fatheree, qui les avait réalisées pour un autre livre, dans les années 1970, et que nous retrouvons ici barrées, raturées, presque violées par le peintre. Un traitement qu’il a réservé à une certaine époque à ses sculptures.  Mais là il s’agissait de l’influence des statues antiques mutilées, telles que les retrouvaient les explorateurs.  Ici au contraire il s’agissait de reconstruire, au départ de photos de beauté de la poète, l’être intime de celle-ci, avec ses richesses mais aussi ses dérives.

Les poèmes, eux, il faut les lire avec un semblable sentiment de re-création, car leur style se prête admirablement à un ensemble de sensations fortes et délicates à la fois, caractéristique de tout ce qu’écrit Klimenko.

Dix poèmes pour un voyage intérieur

On me dira que dix poèmes, c’est bien peu pour exprimer une personnalité, aussi simple soit-elle.  Et celle de Mary Julia Klimenko n’est pas simple, tant par ses origines que par ses parcours dans l’existence.  Il me semble évident que l’essentiel, avant d’aborder le côté purement biographique, est d’évoquer un milieu très mal connu en Europe, alors que c’est l’Europe qui a inventé le mot qui le désigne, la bohème.  Et cependant c’est aujourd’hui en Amérique, aux États-Unis très exactement (et depuis peu en Russie) que l’on trouve la plus pure descendance des grands bohèmes des XIXème et XXème siècles, les romantiques particulièrement et les générations suivantes, jusqu’à l’arrivée des Henry Miller et des Tourgueniev, sans parler des globe-trotters Cendrars, Artaud ou Michaux, revenant constamment à Paris, attirés comme par un aimant.

La bohème américaine, je l’ai découverte évidemment dans quelques livres, mais surtout par quelques contacts récents.  Je devrais d’ailleurs de préférence parler des bohèmes, car aussi bien qu’en France il y eut au moins Montmartre et Montparnasse, il y a peu de commun d’une côte à l’autre des États-Unis.  Et l’immensité du pays facilite encore la variété et le nombre de ces milieux de créateurs.

La vie et les travaux de Mary Julia Klimenko et Manuel Neri s’inscrivent parfaitement dans une de ces bohèmes californiennes où les artistes les plus divers, sans s’influencer les uns les autres, se livrent pleinement à exprimer, avec la plus grande liberté, ce qu’ils ont en eux.  Sans même trop tenter de vendre des œuvres constamment en mouvement, même si l’argent, et ses problèmes, est toujours présent dans cette société si éloignée de la vie des Européens que nous nous comprenons difficilement.  Je me souviens de mes rapports avec un autre poète, Marcel Kopp, aujourd’hui disparu, et de mes innombrables questions.  Qui ont fini par me permettre, grâce à ses réponses claires, de ne plus être choqué par telles démarches artistiques que j’admettais moins bien jusqu’alors.

La poète Klimenko est née Pendergast en 1946 et a fait ses études à San Francisco State University et travaille aujourd’hui comme psychothérapeute jungienne à Benicia, entre la baie de San Francisco et Sacramento.  Elle reçoit ses clients, quatre jours par semaine, mais écrit et peint le reste du temps dans un cottage centenaire, au cœur d’un ranch de 20 hectares dans la Sierra Foothills, sur la rivière Licking Fork. Il y a plus de trente ans qu’elle écrit et publie de la poésie dans des revues littéraires importantes comme la Berkeley Poetry Review, la Suisun Valley Review ou, en Grande Bretagne, Psychopoetica.  Elle a connu Manuel Neri dans les années 1970 et est devenue son modèle, tant pour la sculpture que pour la peinture.  En poésie, elle s’est surtout inspirée de William Carlos Williams, tandis que l’exemple de Neri l’a entraînée, en 1999, à tenter elle-même la peinture, après avoir essuyé des refus obstinés de l’artiste à ses demandes de le lui apprendre!  Frappée par le fait que les statues de Neri lui semblaient s’inspirer plus encore de son ombre que de son corps, elle a commencé à photographier elle-même son ombre et ensuite à la mettre en couleurs, au risque d’être considérée comme une imitatrice du peintre.  Avec humour elle trouve que c’est plutôt lui qui s’est inspiré du corps et de l’ombre de son modèle…

La poète a publié avec Manuel Neri deux livres d’artiste comprenant ses poèmes et les gravures et peintures de son compagnon et complice.  Le premier fut un recueil inspiré par l’amour de Frida Kahlo et Diego Rivera et publié par l’éditeur Brighton Press:  She Said:  I Tell You It Doesn’t Hurt Me.  Elle imagine une correspondance entre les amants et déverse dans ces textes tout l’amour qu’elle porte en elle.

Plus personnel encore est le recueil suivant:  Territory, car elle y utilise manifestement toutes ses connaissances et son expérience de thérapeute en des textes où de surcroît elle creuse profond en elle-même, comme femme et comme artiste, jusqu’aux couches les plus secrètes de son subconscient, là où les interdits ont encore tant d’importance pour nos sociétés mal civilisées.  Je crois que Mary Julia Klimenko a rejoint dans ce livre bien d’autres poètes classiques, Edgar Allan Poe par exemple, ou Walt Whitman pour l’ampleur de ses phrases, de ses images et de paysages intérieurs dignes de la Grande Prairie et plus encore des profonds canyons de la région.

Le nouveau recueil que voici, ces dix poemes Chassé-croise, sont d’une inspiration différente encore.  Le sujet presque unique est l’abandon, le désespoir et la solitude.  Je vois fort bien d’ici la poète, peut-être dans une période où le temps était pluvieux ou moins ensoleillé, retirée dans son ermitage et écrivant sans discontinuer ces longs vers (ces longues “lignes,” comme disent les anglo-saxons) empreintes de sentiments divers et pessimistes, à moins que la raison en soit un abandon véritable, en dépit des retrouvailles évoquées à de trop nombreuses reprises et qui empêchent l’amour d’être serein.  Je crois d’ailleurs que les amours calmes ne correspondent pas vraiment aux couples qu’a connus cette poète digne d’une réputation beaucoup mieux reconnue.

Un illustrateur passionné de la femme et de ses mystères, Manuel Neri

Me voici entraîné à revenir au peintre et sculpteur que je ne puis me défendre de comparer, pour son extraordinaire puissance créative et son mépris du qu’en-dira-t-on, à un Picasso.  Mais quelles différences entre ces deux artistes.  Neri est comme Klimenko un explorateur des profondeurs, même lorsqu’il  se consacre à des séries de structures comme les “Réparations,” les “Grandes marches,” ou les “Formes architecturales.”  La passion et le nombre d’œuvres consacrées à ses modèles féminins successifs témoignent d’intentions bien plus secrètes qu’un simple esthétisme, qu’il a toujours refusé d’ailleurs.  J’en veux pour preuve encore les photos de nus de Mary Julia qu’il met en couleurs brutales, rature, détruit presque dans le présent volume.  C’est que depuis le début de sa carrière  il est hanté par le nu féminin, non pour sa seule beauté, mais pour la signification profonde de ces personnalités qui lui sont aujourd’hui encore étranges et étrangères, malgré sa familiarité avec elles.  Son souci est de pénétrer et de comprendre ce qui se passe dans ces corps, au-delà des apparences.  C’est sans doute une des raisons pour lesquelles ses nus sont si différents les uns des autres.  Par exemple il n’est rien de commun entre les courbes de Joan Brown ou de Susan Morse et la silhouette élancée, presque anguleuse, que le sculpteur donne à Mary Julia Klimenko, la rendant presque abstraite.  J’ai l’impression que c’est en découvrant ce modèle que Neri a découvert l’importance des lignes plutôt que des volumes, de la personnalité féminine plutôt que des aspects mode ou famille. à se demander si son séjour en Coréa, lors de la guerre, dans les années 1950, n’a pas influencé la vision de l’artiste.

Une autre interprétation des constantes recherches formelles de Manuel Neri est peut-être dans ses origines mexicaines, ses parents ayant dû fuir l’instabilité politique du pays après la révolution de 1910-1920.  Il a été confronté pendant toute son enfance aux souvenirs et récits de ces immigrants installés à Sanger, dans la San Joaquin Valley, en Californie, où Manuel est né en 1930.  Il n’est sans doute pas innocent non plus qu’il ait rencontré Allen Ginsberg en 1955, quand celui-ci dit pour la première fois son célèbre poème Howl.  Ce sont des contacts qui marquent un homme et surtout un artiste, toujours attentif à ce qui se produit de nouveau.  Et c’était le cas de la Beat generation.  En 1966 encore, il entend le poète Pablo Neruda dire ses textes à Berkeley.  C’est en 1972 qu’il rencontre le modèle avec qui il travaillera jusqu’aujourd’hui, Mary Julia Klimenko.

Les photos de nus du modèle, qu’il a mises en couleurs et retraitées pour le présent livre, malgré un quintuple pontage cardiaque subi récemment, représentent une fois encore une de ces recherches de nouveauté qui lui ont valu tant de récompenses et la notoriété qu’il connaît aujourd’hui dans le monde.

L’éditeur Peter Koch est né dans le Montana, à Missoula.  Il a obtenu en 1970 un diplôme en philosophie dans Montana State University de cette ville.  En 1974 il fonde un journal de littérature et d’art, Montana Gothic, et crée Black Stone Press, une imprimerie et maison d’édition d’ouvrages de luxe.  En 1978 il va habiter San Francisco, où il complète sa formation avec le maître imprimeur et maquettiste Adrian Wilson.  Ancien Directeur de programme au New College of California, il est le concepteur du présent livre, où il a fondu en un moule unique les travaux des trois autres artistes.

La complicité de la poète Klimenko, du peintre et sculpteur Neri, du photographe et de l’éditeur est telle, en trois livres déjà et de très nombreuses expositions, qu’il devient doucement impossible de les séparer, tant les poèmes, les images et le luxe des réalisations correspondent à un univers unique, constamment en marche vers une plus grande compréhension et élevation de pensée.

Paul VAN MELLE                                      

Paul Van Melle, écrivain et journaliste belge est né en 1926.  Il est l’auteur de quatorze romans, nouvelles,recueils de poemes et essais.  Il a reçu le Prix de la Toison d’Or en 1992 pour son œuvre poétique; la Prix de l’éditorial des Amis de la Poésie de Bergerac en 1995, et la Grand Prix de la critique poétique de la Société des Poètes Français en 1999.

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